- CHORALE (MUSIQUE)
- CHORALE (MUSIQUE)Il est probable que dès l’origine des temps on ait chanté... Mais si, à partir de là, par analogies abusives, on projetait sur le passé l’image actuelle du chant choral, on se ferait les idées les plus fausses. Il faut donc tout d’abord retracer l’évolution de ce genre. On constate alors que, d’une part, la musique chorale ponctue les principaux temps et événements de la vie des hommes dont elle reflète craintes et espoirs et que, d’autre part, son caractère sacré et religieux, sans disparaître pour autant, s’estompe au profit d’une fonction artistique et spectaculaire.Des origines à l’époque classiqueAntiquité et civilisations primitivesDe ce que fut la musique de la préhistoire, on commence aujourd’hui à savoir beaucoup, grâce à des survivances dans les sociétés primitives et à leur recoupement avec des témoignages archéologiques: dessins rupestres, objets musicaux trouvés dans les fouilles, etc. On sait que, dans ces sociétés, la musique avait souvent un rôle magique et que les instruments, parmi lesquels de nombreuses percussions, y tenaient une place importante. Chaque ethnie possédait son répertoire traditionnel, souvent relié à des rites précis ou à des tabous impératifs. Dans ce répertoire, figuraient de nombreux chœurs, volontiers attachés à un moment déterminé de la vie sociale: guerre, chasse, funérailles, etc. Dans un tel contexte, le répertoire se transmet par tradition orale, parfois même par initiation ésotérique. La musique n’est pas une œuvre d’art, mais une fonction sacrée. Elle ne s’écrit pas, ne se «répète» pas, ne se «dirige» pas: elle se vit comme un principe vital, comme un élément de communication avec les dieux, comme un exutoire d’expression, souvent lié au défoulement corporel de la danse, de l’incantation ou de la représentation sacrée. C’est en ce sens que l’on peut parler des «chœurs» dans les anciennes civilisations. Hommes et femmes y sont rarement mêlés: chacun des sexes a ses rites, donc son répertoire et on ne saurait les mélanger sans sacrilège. Longtemps, on a cru qu’une telle musique ne pouvait être que monodique: on sait aujourd’hui que la polyphonie est aussi ancienne que la musique elle-même; mais, bien sûr, on ne saurait, sous ce vocable, entendre quelque chose d’analogue à un choral de Bach; l’ethnomusicologie nous enseigne les formes propres à ce genre de musique, échelonnées du «tuilage» aux «bourdons» ou aux rudimentaires contrepoints du déchant. On en chercherait en vain les règles dans un traité d’harmonie classique.Les grandes civilisations policées de l’Antiquité – dont celle de la Grèce est la plus prestigieuse, mais non point l’unique – sont au fond beaucoup moins loin qu’on ne le pensait de ces sources primitives. Les manifestations chorales de la Grèce antique, du moins jusqu’au siècle de Périclès, y jouaient un rôle sacré assez analogue: qu’il s’agisse des processions graves des panathénées, des drames liturgiques des mystères éleusiniens, des cortèges enivrés des orgies dionysiaques. Toutefois, deux éléments nouveaux durent sans doute, vers le Ve siècle, donner une dimension différente à la musique chorale: la tragédie et l’instauration des grands concours musicaux.Le chœur des grandes tragédies de l’époque classique grecque marque en quelque sorte une transition. Il remplit encore une fonction religieuse, ses membres sont recrutés selon des critères sociaux et non uniquement artistiques. Même s’il représente un groupe de femmes – par exemple les Choéphores ou les Euménides –, il reste formé d’hommes en raison de sa signification rituelle. Le chœur classique comprenait douze à quinze choreutes pour la tragédie et vingt-quatre pour la comédie: il n’était pas seulement chantant, mais dansait et jouait comme un groupe d’acteurs. Mais, en même temps, il interprétait une œuvre écrite, s’était entraîné dans ce but, sollicitait les suffrages du public lors du concours qui devait couronner ou non le poète. Ainsi se préparait la voie vers la musique chorale considérée comme œuvre d’art. Mais le pas décisif était-il franchi? On peut en douter, car les concours musicaux, forme sociale essentielle de cette conception, ne semblent jamais avoir couronné de collectivités ni de responsables d’exécution, mais seulement les auteurs et les interprètes individuels.Moyen ÂgeLa pratique romaine, en musique comme ailleurs, n’ajoute rien à celle de la Grèce. Le christianisme remet bientôt tout en cause en plaçant l’office, et surtout l’office psalmodique, au centre des préoccupations. Dès le début, la détermination des rôles respectifs du soliste et du chœur, considéré comme l’ensemble des fidèles, constitue le problème majeur. D’abord, l’un et l’autre alternent (chant responsorial), puis, par alternance de groupes se relayant, le chant collectif tend à restreindre le rôle du soliste (chant antiphonique). En même temps, ce renforcement du chant collectif devient incompatible, vu l’élargissement du répertoire, avec la participation des fidèles eux-mêmes: ceux-ci pouvaient intervenir pour de brefs refrains, ils n’avaient pas l’éducation ou la pratique suffisante pour chanter un office entier. Hors des monastères où l’entraînement était intensif, ce rôle fut progressivement dévolu, par délégation en quelque sorte, à des maîtrises d’enfants et d’hommes dûment préparés. Celles-ci, démantelées en France à la Révolution et partiellement reconstituées depuis, ont été et demeurent encore dans de nombreux cas les meilleurs et les plus efficaces centres de formation musicale, tant pour la création que pour l’exécution et l’animation musicale de la vie sociale.En dehors des maîtrises, l’activité chorale, sporadique, continua longtemps à s’exercer sous la forme de chants populaires de caractère non artistique, liés à des coutumes ancestrales. C’est ainsi que le poète Hildegaire, racontant la vie de saint Faron (VIIe s.), décrit une ronde «que les femmes dansaient en frappant des mains tandis que le chant volait sur les lèvres de tous».L’apparition de la polyphonie, au IXe siècle, devait, surtout à partir du XIIe, transformer largement le rôle des maîtrises, en les incitant à s’adjoindre un répertoire élaboré à caractère de plus en plus artistique: d’abord exceptionnellement pour les offices les plus solennels, puis de manière de plus en plus étendue, englobant finalement même les festivités profanes avec leur répertoire de «chansons» et beaucoup plus tard de «cantates» de circonstance. De la sorte, le rôle du chœur devint double: d’une part, il continua d’assurer le déroulement normal de l’office usuel par le plain-chant régulier (celui-ci ne fut jamais «accompagné» par l’orgue ou d’autres instruments avant le XVIe ou le XVIIe s., mais tout au plus parfois soutenu à l’unisson par des instruments à vent, tel le «serpent», qui devint au XIXe s. l’ophicléide); d’autre part, pour les offices les plus solennels, il adjoignit au plain-chant usuel des morceaux de «musique figurée» polyphonique, où la participation instrumentale, fort variable, semble ne pas avoir été totalement exclue, tout en restant généralement modeste et peu attestée avant le XVIIe siècle. La Messe de Guillaume de Machaut (XIVe s.), par exemple, ne paraît pas avoir été conçue pour chœur, mais pour quatre chanteurs solistes doublés d’instruments, soit pour les quatre voix, soit au minimum pour le ténor et le contraténor. Il n’est même pas exclu que ces deux parties soient restées uniquement instrumentales.Le rôle du chœur dans le répertoire profane est lui aussi peu clair. Il semble bien avoir été assez exceptionnel: des conduits du XIIe siècle aux chansons polyphoniques du XVe et même du XVIe, il s’agit avant tout d’un répertoire de solistes, très souvent accompagnés par les instruments. Jusqu’au XVe siècle, la partie de ceux-ci est le plus souvent distincte (notation instrumentale ligaturée sans paroles); au XVIe, l’écriture vocale, avec paroles à toutes les parties, l’emporte, mais nous n’en savons pas moins par l’iconographie et les chroniques que le pur a cappella était rare.De toute façon, la disposition habituelle des chorales actuelles (soprano et alto en voix de femmes, ténors et basses en voix d’hommes) est restée à peu près inconnue jusqu’au XVIIe siècle. Les maîtrises excluaient les voix de femmes et ne laissaient aux voix d’enfants qu’une seule partie, celle du «dessus»; les autres, y compris l’«altus», étaient confiées à des hommes, dont ténor et haute-contre utilisaient beaucoup plus facilement qu’aujourd’hui les timbres et registres de fausset. La répartition était plus variable pour la musique profane. Un tableau anonyme du XVIe siècle italien conservé à Bourges montre une exécution vocale de quatuor a capella : trois femmes et un homme.Presque toutes les grandes églises avaient leur maîtrise, qui était en même temps une école; les plus renommées furent au XVe siècle celles de la plaine picardo-flamande: Cambrai d’où sortit Dufay, Saint-Quentin qui forma Josquin des Prés, etc. Les princes faisaient de même: les rois de France, les ducs de Bourgogne, les cours italiennes, allemandes et anglaises étaient fiers de leur «chapelle». À Rome, l’ancienne Schola Cantorum, que la tradition disait fondée par saint Grégoire, possédait le privilège envié d’assurer en plain-chant la musique de tous les offices célébrés par le pape. Lorsque celui-ci, au XIVe siècle, se transporta en Avignon, une nouvelle chapelle s’y constitua et devint l’un des centres les plus brillants de la polyphonie. Au retour à Rome, en 1377, Schola Cantorum et Chapelle pontificale devinrent un chœur unique de 32 exécutants: il prit le nom de chapelle Sixtine lors de son installation, en 1480, dans une chapelle fondée par Sixte IV. Il reçut mission d’assurer tous les offices de la basilique Saint-Pierre; Jules II à son tour fonda alors une maîtrise distincte, dite chapelle Giulia, afin d’avoir, comme tout prince digne de ce nom, sa chapelle personnelle. On sait que Palestrina en fut l’un des directeurs, et qu’il eut sans doute le mérite, en 1555, de dissuader le pape Marcel II de mettre à exécution son projet d’éliminer des églises la «musique figurée». Il lui fit comprendre que les vices de cette musique – dont le principal était de ne pas toujours s’accorder d’assez près au sens des paroles – étaient le fait des artistes en cause, non celui de l’art lui-même. Il semble bien, par contre, que la célèbre audition miracle de la Messe dite du pape Marcel dans le contexte de cette affaire appartienne à la légende plus qu’à l’histoire.De l’époque classique à nos joursÉpoque classiqueLa grande nouveauté du début du XVIIe siècle fut incontestablement la généralisation de la basse continue, qui eut pour le répertoire des maîtrises une conséquence importante: la disparition à peu près totale de tout chœur non accompagné, ou simplement doublé à l’unisson. Désormais tout «chant figuré» se dut d’être soutenu au moins par l’orgue, et le plus souvent par des instruments divers, dotés sur la partition d’une partie propre. Seules quelques rares maîtrises, parmi lesquelles la cappella Sixtina , conservaient l’usage du chant a cappella , qui leur dut sans doute ce nom. En outre, se généralisa l’usage de vêpres solennelles et de «saluts du Saint-Sacrement» en musique; ce qui favorisa la création d’un riche répertoire de petits et grands motets – les premiers pour solistes seuls, les seconds pour soli, chœurs et orchestre. Aux motets latins de l’Église catholique répondirent, dans l’Église luthérienne, les cantates spirituelles, que devait illustrer le nom prestigieux de Jean-Sébastien Bach. Les messes devinrent parfois de véritables concerts avec soli, chœurs et orchestre, et les maîtrises eurent grand mal à ne pas se laisser envahir par le style de l’opéra qui devenait de plus en plus florissant.L’opéra en effet, né en Italie vers la fin du XVIe siècle, et qui en cent ans se répandit dans toute l’Europe, devait renouveler foncièrement le répertoire choral. Ne fût-ce qu’en favorisant la constitution de chœurs avec voix de femmes, ce que l’Église avait seulement toléré. Il en alla de même pour l’oratorio: on sait que Haendel, par exemple, faisait exécuter ses oratorios au théâtre, non au temple, afin d’éviter les tracasseries des pasteurs sur ce point.Au cours du XVIIIe siècle, se constituèrent également des académies ou sociétés de concert, dont la plupart comprenaient une chorale: la plus célèbre fut le Concert spirituel de Paris, fondé en 1725. Ainsi naquit le chœur mixte professionnel.XIXe et XXe sièclesUn tel chœur dut pourtant attendre le siècle suivant pour se constituer un répertoire propre en dehors du théâtre ou de l’oratorio. La Révolution française donna l’exemple en multipliant les fêtes civiques, souvent en plein air, dont les chœurs étaient l’un des éléments les plus importants. Puis se fondèrent, en Allemagne surtout, des sociétés chorales privées, mixtes ou non, à caractère de réunions amicales où le chant choral était un élément de détente et de divertissement, les Liedertafeln . Schubert écrivit à leur usage de nombreux chœurs avec piano. Dès 1820, l’auteur de La Marseillaise , Rouget de Lisle, fondait dans l’esprit du saint-simonisme la première «chorale populaire» d’ouvriers, exemple qui fut bientôt suivi et généralisé, surtout dans le nord de la France. Leur répertoire, en France du moins, demeura assez embryonnaire jusqu’au jour où s’organisèrent enfin les chorales scolaires sous l’impulsion entre autres de Gabriel Pierné, qui écrivit pour elles ses oratorios: La Croisade des enfants (1902) et Les Enfants à Bethléem (1907).Parallèlement, la chorale de concert se développa, généralement liée aux orchestres qui les employaient. Elle s’adjoignit d’autant plus facilement la musique religieuse que celle-ci, depuis la Missa solemnis de Beethoven, tendait à être nettement séparée de l’office et de ses contraintes pour pouvoir plus librement traduire les textes sacrés avec toute l’ampleur qu’ils semblaient mériter. Les grandes œuvres chorales non seulement de Beethoven mais encore de Berlioz ou de Liszt ne s’expliquent guère que dans ce contexte, parallèlement aux cadres anciens de l’oratorio ou des rares grandes églises qui accueillaient des auditions monumentales comme celles de Bruckner. En même temps, le chœur, somptueusement parrainé par la beethovénienne «Neuvième», entrait de plain-pied dans le répertoire symphonique, où un Mahler lui attribuait une place imposante, tandis qu’à l’inverse la réforme wagnérienne minimisait quelque peu son rôle dans l’opéra, où il régnait jadis à égalité avec le chant soliste et la danse de ballet.Dans tout cela, il n’était guère question de chant a cappella . Par un biais curieux, celui-ci réapparut à la faveur de la remise en honneur de la polyphonie du XVIe siècle, interprétée choralement à voix seules, alors qu’elle était – tout au moins pour le profane – faite de soli avec ou sans instruments. L’un des premiers initiateurs fut, vers 1850, un fils du maréchal Ney, Joseph, prince de la Moskowa. Puis vinrent, en France, Niedermeyer, Charles Bordes, Henry Expert; en Allemagne, Karl Proske; en Angleterre, où, dès le XVIIIe, Pepusch avait tenté les premiers essais, Fellowes. Le scoutisme, vers 1930, fut lui aussi un promoteur puissant: Gustave Daumas, Marc de Ranse, Jacques Chailley animèrent l’Alauda, qui comprit jusqu’à cinq cents exécutants et que relaya, par la suite, le mouvement À cœur joie de César Geoffray.Les chorales aujourd’hui sont légion. Celles de certaines villes (Valenciennes, Nantes, Lyon, etc.) ont acquis la célébrité. Les écoles et lycées, grâce à un corps de professeurs de musique auquel la réforme de Raymond Loucheur a donné depuis les années cinquante une qualité accrue, y participent activement, comme le faisaient, jusqu’à la désastreuse suppression de leurs enseignants, les écoles de la Ville de Paris. La maîtrise de l’O.R.T.F. a donné l’exemple d’une intelligente et trop rare utilisation du chant choral dans l’instruction générale laïque, comme continuent à le faire nombre de maîtrises religieuses (Rouen, Dijon, Angers, etc.). Un enseignement de la direction chorale fut fondé en 1947 au Conservatoire à Paris lorsque Jacques Chailley y fut nommé professeur d’ensemble vocal; il ne fut malheureusement pas continué par ses successeurs. L’action bienfaisante de la pratique chorale dans l’éducation générale est attestée par certains pays comme la Hongrie où le rôle d’éducateurs musicaux comme Zoltán Kodály a été déterminant. L’extension spectaculaire des chorales À cœur joie, poursuivie après César Geoffray par Marcel Corneloup, démontre amplement qu’une telle pratique répond à un besoin profond de la jeunesse, en France comme ailleurs. Elle trouve périodiquement dans les choralies de Vaison-la-Romaine son expression collective la plus impressionnante.Professionnel ou amateur, le chant choral est de plus en plus à l’honneur. Il est permis d’y voir l’un des rares signes de réconfort que le musicien puisse déceler dans un horizon parfois assombri.
Encyclopédie Universelle. 2012.